Le 22 juillet, le Conseil européen est parvenu à un accord historique pour lancer un plan de relance des économies de l'Union d'un montant de 750 000 millions d'euros, dans le but de faciliter la relance économique et de financer l'augmentation des dépenses publiques de santé.
Bien que la nouvelle ait été bien accueillie par l'opinion publique, l'accord conclu comporte également des aspects controversés qui promettent de continuer à alimenter de vives polémiques à l'avenir.
En principe, les fonds seront utilisés pour des projets liés à la réduction des émissions de carbone et à la numérisation de l'économie, ainsi qu'au financement des dépenses de santé. De cette manière, il vise à promouvoir une voie durable de reprise économique et à éviter l'effondrement des finances publiques dans les pays les plus touchés. Cependant, la diversité d'opinions au sein de l'Union européenne sur les conditions concrètes de mise en œuvre du plan a contraint à un accord qui ne satisfait pas pleinement les ambitions de chacun et seulement après de longues négociations à Bruxelles.
Cigales et fourmis
La première chose à garder à l'esprit est que le débat autour des fonds de relance européens n'est pas passé par leur existence même, ce qui avait déjà été décidé il y a des mois. Bien au contraire, les discussions ont porté sur le montant de ces fonds, leur conditionnalité et quelle proportion d'entre eux devrait être accordée sous forme de subventions non remboursables ou de prêts à long terme. Il ne s'agit donc pas de solidarité européenne mais de discipline budgétaire et de stabilité économique.
On retrouve dans ce débat deux groupes de pays très bien différenciés : d'une part, les pays dits « frugaux » (Hollande, Autriche, Suède, Finlande et Danemark), c'est-à-dire les plus soucieux de l'équilibre budgétaire dans le l'Union européenne et donc la plus concernée, réticente à une aide inconditionnelle. Il est à noter que compte tenu de leur taille et de leur niveau de revenu, ces pays seraient des contributeurs nets aux nouveaux fonds européens, c'est-à-dire qu'ils contribueraient plus qu'ils ne pourraient en recevoir en retour.
De l'autre côté se trouvent les économies les plus durement touchées par la crise, l'Espagne et l'Italie (dans une moindre mesure également la Grèce, le Portugal et la France). Tous deux fortement dépendants du tourisme et de l'hôtellerie et traînant des problèmes antérieurs de dette publique et de déficits chroniques, ils ont demandé un plus grand effort du reste de l'Union européenne pour sauver leurs économies. Ces deux pays seraient les plus avantagés par la répartition de l'aide, qui pourrait être respectivement de l'ordre de 140 000 et 209 000 millions d'euros.
Les pays frugaux, les "fourmis" de l'Europe
Au rythme actuel, l'Espagne aurait besoin de 39 ans pour se désendetter à des niveaux stables, la Grèce 258 et l'Italie 628
Du point de vue des pays « frugaux », la situation actuelle ressemble beaucoup à la fable de la sauterelle et de la fourmi. Naturellement, la première catégorie correspondrait aux pays déficitaires, incapables d'ajuster leurs niveaux de déficit et de dette publique depuis 2014, lorsque la situation économique était plus favorable. Les fourmis seraient les pays qui ont profité des années de croissance économique pour équilibrer leurs comptes publics même au prix de renoncer à de meilleurs services publics, mais grâce à cela, ils sont désormais dans une position beaucoup plus forte.
La clé du dilemme est l'espace budgétaire que ces groupes de pays ont décidé d'avoir. C'est-à-dire la capacité d'emprunter dans le cas où une autre crise pourrait survenir à l'avenir (comme elle s'est finalement produite). Si, d'un côté, les pays « fourmis » avaient épargné suffisamment pour pouvoir se réendetter sans compromettre leur solvabilité, les pays « sauterelles » auraient profité des années de boom économique pour assouplir leur trajectoire de consolidation.
L'Espagne pourrait en être un exemple : depuis 2015, elle a augmenté ses dépenses publiques chaque année et n'a pas pu dégager d'excédent malgré une croissance enviable (plus de 3 % parfois). En 2019, elle a même augmenté son déficit par rapport à l'année précédente pour la première fois depuis 2012.
Le graphique du haut peut nous aider à visualiser ce raisonnement. Comme on le voit, il est clair qu'en termes de soutenabilité budgétaire, l'Union européenne peut être divisée en trois grands groupes : les pays dont la dette n'a pas dépassé 60 % du PIB (niveau recommandé), ceux qui sont déjà parvenus à la réduire en deçà de ce montant et ceux qui doivent encore le faire. A l'exception de l'Autriche, on retrouve les pays « frugaux » dans les deux premières catégories, ce qui est un indicateur clair de leur discipline budgétaire et de leur attachement à la stabilité à long terme des finances publiques. Parmi eux, les Pays-Bas se distinguent, qui ont réussi à franchir la barre des 60% en seulement 2 ans et en 5 ont réduit leur dette de 19% du PIB.
A l'extrême opposé, on trouve l'Espagne, qui a réduit sa dette d'un peu plus de 1% du PIB par an et il faudrait pas moins de 39 ans pour revenir à des niveaux stables. Les chiffres sont encore plus inquiétants si l'on inclut les pays qui ont reçu une aide financière extérieure ou qui sont en train de la négocier, comme le Portugal (23 ans), la Grèce (258) et l'Italie (628). Le cas français est directement impossible à estimer, puisqu'il est le seul pays de l'UE à avoir augmenté son endettement relatif sur la période 2014-2019.
Il est important de se rappeler que l'augmentation de la dette dérivée de la crise du coronavirus n'est pas incluse dans ces estimations, il faut donc s'attendre à des chiffres encore plus élevés. En tout cas, au vu des données, il peut sembler évident que les pays qui sollicitent désormais l'aide européenne paient en réalité le prix de ne pas avoir profité des années de croissance économique pour équilibrer leurs comptes. Il s'agirait donc de pays qui disposent d'une énorme facilité d'emprunt en période de crise, mais qui montrent une grande résistance à se désendetter en période de croissance.
L'appel à la solidarité des "cigales"
Cependant, le point de vue de ces pays est radicalement différent, puisqu'ils considèrent que les fonds européens sont un pilier essentiel de la convergence économique sur laquelle repose le projet politique de l'Union européenne. Selon les gouvernements italien et espagnol, le vrai danger pour l'Europe est de laisser deux de ses plus grandes économies (respectivement la troisième et la quatrième) faire faillite et finir par aggraver la crise dans le reste du continent.
En revanche, la position défendue par les pays qui bénéficient le plus des fonds européens va bien au-delà d'un mécanisme spécifique d'aide financière. En ce sens, le discours vise à consolider des systèmes de redistribution des richesses similaires à ceux qui existent déjà au niveau national, mais étendus au niveau européen. En d'autres termes, si au sein de chaque pays les citoyens riches paient plus d'impôts pour transférer des revenus et des services aux pauvres, il devrait être logique que les pays ayant le revenu par habitant le plus élevé transmettent également une partie de leur richesse aux plus pauvres.
Négociations et aléa moral
Les pays frugaux ne pouvaient pas accepter ce qu'ils percevaient comme du chantage, mais ils ne pouvaient pas non plus laisser deux des plus grandes économies de l'Union européenne faire faillite.
La question n'est pas simple, mais la théorie des jeux et l'analyse des techniques de négociation peuvent apporter un éclairage sur le sujet. Premièrement, il est clair que les pays « frugaux » perçoivent un risque moral évident dans l'octroi d'une aide inconditionnelle. De la même manière que ce qui s'est passé avec les grandes banques lors de la crise de 2008, l'Italie et l'Espagne pourraient avoir recours à leur statut de trop gros pour échouer (trop gros pour tomber). En d'autres termes, le fait de les laisser échouer déclencherait une récession encore plus importante à travers l'Europe. De cette façon, la Hollande, l'Autriche, le Danemark, la Suède ou la Finlande allaient finir par céder, simplement parce qu'ils ne pouvaient pas se permettre qu'il n'y ait aucun type d'accord.
Le problème lié à l'aléa moral est qu'une concession de ce type serait en réalité une récompense pour l'irresponsabilité budgétaire, et pourrait donc générer des incitations à la répétition de ces situations dans le futur. Les pays bénéficiaires seraient confirmés dans leur indiscipline et encourageraient les autres à faire de même, tandis que les pays épargnants pourraient s'apercevoir que leurs sacrifices ont été vains puisqu'ils ont fini dans les poches des Sud-européens. Autrement dit, il s'agirait d'un chantage qui se transformerait bientôt en un cercle vicieux permanent.
Cependant, si le fait qu'elles soient trop grosses pour tomber aurait pu être un argument en faveur de l'Italie et de l'Espagne, il y a aussi un facteur qui a équilibré la balance : le temps. Rappelons que ces pays sont ceux qui ont besoin de fonds en premier lieu, donc ils auraient aussi été les plus touchés par un éventuel retard des négociations. Dans la mesure où ils manquent de sources alternatives de financement (la majeure partie de leur dette publique doit être achetée par la Banque centrale européenne pour s'assurer qu'ils paient des taux d'intérêt soutenables), ils ne pouvaient pas non plus se permettre de ne pas parvenir à un accord.
Le consensus obtenu à Bruxelles répond donc à un scénario de jeu collaboratif, c'est-à-dire une situation dans laquelle tous les joueurs maximisent leur résultat particulier en collaborant avec les autres. Ainsi, chaque pays aurait pu gagner plus à signer un accord dans lequel il a dû faire des concessions qu'à ne s'entendre sur rien du tout.
Ceci explique le fait que les pays « frugaux » ont renoncé à certaines de leurs revendications initiales, comme le droit de veto sur les plans de dépenses des pays bénéficiaires, et que ceux-ci ont à leur tour reconnu avoir vu la part des aides directes réduite et accepté la conditionnalité des les fonds à la présentation des plans de consolidation fiscale.
Au final, les 750 000 seront octroyés sous forme de transferts directs (390 000) et de prêts à long terme (360 000), et seront répartis entre les pays selon des critères tels que la population, le PIB et le taux de chômage. Cependant, l'obtention de ces fonds sera soumise à des engagements d'ajustement budgétaire qui devront être approuvés par les autres États de l'UE et les recommandations de la Commission européenne seront obligatoires. Avec cet accord, l'Europe décide de miser lourdement sur un plan de relance pour sortir de la crise, scellant un pacte qui vise à surmonter ses profondes divisions internes.